Apprendre ensemble ? Oui, mais...

paru le lundi 12 septembre 2005

Apprendre ensemble ?oui mais...
On n’apprend jamais que seul !
On n’apprend jamais qu’avec les autres !

Le libéralisme déferlant installe en force la suprématie de l’individu-roi. Face à cela, bien sûr, on peut alors comprendre l’alternative d’un "tous ensemble" qui traverse depuis quelques années les mouvements et manifestations tendus vers une société se libérant des chaînes d’une économie aliénante et inégalitaire. Et en pédagogie, on peut comprendre, aussi, devant une telle vague déferlante, la mise en cause des pratiques ayant pour seul critère l’individualisation de l’apprenant ou du formé : projet individuel de réussite, aide individualisée, parcours individuel de formation, etc.... avec, pour conséquence, comme cause "naturelle" des échecs, exclusions et inégalités, le renvoi aux seuls individus.
Apprendre ensemble...oui mais est-ce cela l’auto-socio-construction ?
Voilà qui fleure la polémique, qui mérite la polémique quand justement il s’agit d’interroger, d’expliciter, d’affiner en effet cette problématique d’auto-socio-construction qui refuse, se refuse à toute dichotomie simpliste individu-collectif, à toute opposition univoque seul-ensemble.
Auto-socio-construction : le terme paraît lourd, courant le risque - si vite pris par les détracteurs de tous bords - d’en évacuer, du coup, le contenu. Terme, pourtant, qui met en cause la facilité, face à l’individualisation, d’y opposer le travail de groupe comme réponse catégorique, systématique. C’est là où les termes de socioconstruction, de co-apprentissage, mettant l’accent sur la seule dimension du travail de groupe risquent aussi d’escamoter la partie proprement individuelle, incontournable, sans laquelle aucun travail de groupe ne peut vraiment tirer profit, ni pour chacun, ni pour tous.
Or si auto-socio-construction il y a, c’est pour expliciter comme dialectique en acte ce qui se joue dans les processus enclenchés. Comme il en est de toute recherche et création authentiques, l’accent veut y être mis sur la dynamique des inter-relations vivantes entre les moments - qui s’alternent et se complètent - de recherche individuelle et les moments d’échange, de confrontation, d’argumentation, de conceptualisation.
On n’apprend jamais que seul !
Ce qui est premier, c’est la rencontre, voire le choc, entre chacun et la situation, quand celle ci est choisie avec pertinence : document, objectif à atteindre, problématique posée, etc... . En effet, être saisi par un insolite, par un jamais-vu, par un inattendu, c’est bien chacun vraiment qui peut l’être, qui peut l’éprouver. Cela, dans un premier temps, ne se partage pas. Cela, d’abord, se vit. Condition existentielle pour que savoir puisse prendre sens.
"La vérité n’est telle que dans son rapport avec un sujet existant" est-il écrit à propos de Socrate. Et cela dès l’entrée en scène de toute situation porteuse de vrai savoir à dénicher, à construire. Dès les premiers instants quand ce qui fait réellement problème dans la situation va, après un moment de mise en arrêt de la pensée, nécessiter de reprendre souffle, d’aller quérir en soi des potentiels parfois encore en friche pour les mettre à l’épreuve du réel, tenter tel ou tel cheminement inédit, laisser surgir en soi du neuf, du jamais encore imaginé ni conçu comme tel. C’est là où, revenant sur un Piaget méconnu, doit être reprise l’affirmation sans détour d’un "Comprendre c’est inventer" avec les deux temps que sont inventer dans l’action - sur les choses ou les mots - puis en prendre conscience pour en tirer une connaissance réflexive et théorique. Démarche que Piaget entrevoit en la nommant joliment de "méthode d’avenir" .
C’est donc dès le déclenchement des débuts que chacun réagit avec ce qu’il porte en lui : ses représentations, ses acquis disponibles ou non, son imaginaire, ses désirs ou ses résistances, sa curiosité et l’envie ou non d’interroger l’inconnu... Et c’est après l’irruption de ces premiers pas de chacun, et après seulement -dans des temps variables suivant les cas - qu’alors peuvent commencer les phases d’inter-relations avec les autres, entrecoupées toutefois de retour au travail individuel, pour ne jamais lâcher prise individuellement avec la situation, quels que soient les rebonds, les détours, les moments de latence.
Il n’y a de "savoir en soi" - théorisé, conceptualisé - en bout de course, que dans la mesure où sa gestation, en chacun, est d’abord "savoir pour soi". En quoi toute démarche met en mouvement une subjectivité pensante qui, pour se déprendre des risques d’enlisement ou de subjugation, doit opérer une mise à distance indispensable à toute théorisation. C’est pourquoi c’est en termes de subjectivité objectivante que se développe tout au long la construction par chacun de ce qui devient "son" savoir. Du pour soi du sujet à l’en soi d’une objectivité gagnée sur les tâtonnements, les hésitations, l’erreur ou l’ambiguïté, sur l’ignorance ou l’aveuglement. Comme il en a été et comme il en est dans quelque domaine que ce soit de toute recherche vraie, de toute création. Et si Bachelard parle de catharsis, condition pour "changer de culture" - qui est bien plus que d’accumuler des connaissances - c’est bien pour souligner le travail sur soi, en soi qui est à l’œuvre pour que se féconde une pensée vigoureuse, entendable, et donc partageable et réinvestissable.

On n’apprend jamais qu’avec les autres !
C’est dans l’entre deux, depuis les débuts incitatifs jusqu’aux formulations des problématiques construites qu’interviennent, en des temps différents et suivant des plans différents, les inter-relations entre apprenants, qu’elles soient dans les petits groupes ou dans les confrontations collectives. C’est dans l’entre deux que vont faire irruption l’inattendu, voire l’insupportable des avis et représentations différentes des autres, que va surgir l’hétérogénéité ! Ainsi, le choc des différences dans les approches multiples de la même situation va devoir être affronté, obligeant de retourner autrement vers la situation, de l’approcher avec un autre regard. C’est là où Wallon nous apprend, avec l’importance du milieu pour sortir du syncrétisme d’une pensée en gestation. Différences, contradictions, voire conflits : de nouveaux obstacles s’élèvent qui exigent une plus grande vigilance sur ses propres cheminements parfois à mettre en cause, souvent à affiner et affirmer dans une auto-critique riche d’approfondissement. Travail "entre soi" qui renvoie au travail "sur soi". Médiation bénéfique des autres puisque enrichie à la fois d’apports imprévus,
qu’il faut bien prendre en compte, mais aussi d’exigence plus grande dans le retour de chacun vers ses propres chemins.
Entendons à ce sujet quelques répliques de deux élèves entre eux, au cours d’une recherche en groupe (CM1-ZEP) ayant pour enjeu de dégager les différentes familles de polygones à partir du repérage des propriétés géométriques observées.
Dans les processus vécus sur les polygones, c’est Arnaud qui s’exclame auprès de Claudia :"Non, je suis pas d’accord !"et qui s’explique, figures en main, cherchant des arguments indiscutables, face auxquels Claudia réagit avec d’ autres arguments ! Mais Arnaud, après vérification, ayant reconnu son erreur avec un "excuses moi" repart tout de même à d’autres recherches sur d’autres figures, affirmant :"Moi je dis qu’ils sont pas égaux...parce que là ça fait... et là ça fait.." A quoi Claudia rétorque "vérifie çuilà !" Les choses s’enveniment :
Arnaud :"Non, je suis pas d’accord !"
Claudia : "hé ben moi si, je suis d’accord"
Et c’est pour sortir d’une incompréhension entre eux qu’ils accélèrent leurs recherches et argumentations pour aboutir ensuite à la perception par chacun qu’ils étaient sur des pistes différentes, quoique complémentaires. En effet Arnaud repérait les propriétés d’égalité des 4 côtés de certaines figures ( losanges) alors que Claudia travaillait sur l’égalité des côtés (deux à deux) d’un autre classement ( parallélogrammes). C’est leur désir de se justifier l’un par rapport à l’autre et dans le retour de vérification avec les figures qui les a conduit à sortir du conflit grâce à la discrimination où ce conflit les amené entre les différents types de figures à classer, et donc à conceptualiser.
D’où une synthèse d’Arnaud :"De toutes façons...les côtés peuvent être égaux dans sa façon et les côtés peuvent être égaux dans la mienne...parce que les tiens sont égaux des 4 côtés et les miens sont égaux deux fois."
Et Claudia de conclure avec joie :
"Eh ben...tous on avait raison !"

C’est le travail de ces deux élèves à partir des contradictions soulevées entre eux, dans le double va et vient de chacun avec l’activité de recherche - repérage de critères de classification des polygones - et de chacun avec l’autre qui crée les conditions d’un dépassement où se construisent chemin faisant à la fois discrimination et coordination entre elles des catégories de polygones. De plus on observe l’implication très personnelle, dans leurs paroles, d’Arnaud et Claudia : "les miens..les tiens...". Les obstacles soulevés par la situation problème de départ venant rebondir et s’affiner grâce aux parti-pris un temps soutenus par les deux protagonistes respectifs. Autant d’obstacles, dans leur relation inter-personnelle, autant de sauts qualitatifs possibles quand les conditions d’animation par ailleurs en sont rendues possibles .
Ainsi chacun est-il amené à surpasser les premières tentatives des débuts, à approfondir et affermir les conduites tenues, depuis les actions initiales jusqu’au travail dans le symbolique (passage au dire et à l’écrire, schémas,...) par étapes d’approfondissements successifs : discrimination, coordination, structuration des étapes successives.
C’est donc bien dans la partie médiane de la démarche -la plus longue, généralement - quand les processus sont enclenchés et se développent, que sont travaillés différences, contradictions, voire conflits non point comme empêcheurs de penser mais bien au contrainte comme stimulants à penser. Ainsi, aux questionnements issus de la situation de départ viennent s’adjoindre les questionnements surgis du fait de l’hétérogénéité des représentations et traitements de cette situation par les uns et les autres. De quoi être incités à la recherche d’une cohérence à construire entre ces intrications de plusieurs ordres. De quoi tourner le dos à des connaissances exposées-transmises qui campent dans la linéarité d’évidences - comme "prêts à penser"- par rapport auxquelles il n’est qu’un chemin de vérité, alors même que l’épistémologie historique en révèle plusieurs et qu’il en est ainsi sur le champ de l’apprendre, quand réussir est assez haut placé pour que soient restitués aux savoirs leur dimension émancipatrice, culturelle, civilisationnelle.
Mais ce qui donne sens, dans l’activité d’apprendre, à une telle multiplicité de chemins des uns et des autres, c’est parce que les situations proposées et les phases successives de la recherche ont un cap commun. Celui du thème retenu et des problématiques et concepts qui y sont attenants. C’est là alors oui, qu’on peut parler d’un apprendre ensemble. En concevant cet "ensemble" non point comme conglomérat monolithique où chacun pense et chemine à l’identique. Car bien que le but du voyage, de l’excursion entreprise, de l’aventure tentée soit le même pour tous, est reconnu le fait que les pas sont uniques, comme le sont la terre et les cailloux foulés, comme le sont les approches essayées, les raccourcis choisis ou les détours tentés. Ensemble oui, mais pas pareil. Ensemble mais dans le croisement de "chacun pour soi" tout autant que d’un "avec les autres". Ni isolement ni fusion.
N’est ce pas Marx qui écrit :"Le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous" ?
Si on n’apprend jamais que seul, dans des cheminements incontestablement qui font corps avec-contre ses propres amonts de savoir, on n’apprend non plus jamais qu’avec-contre les autres. Quel chercheur, quel créateur ne fait-il point le détour par d’autres ? Y compris dans sa "tour d’ivoire" où demeurent présents ses échanges, livresques ou épistolaires, directs ou non avec d’autres. Dans tous les domaines du savoir et de la création. Un Matisse entre autre avec Picasso, un Einstein entre autre avec Bohr, un Freud entre autre avec Jung, un Char entre autre avec Rimbaud... Et pour chacun "ce fantôme d’autrui que chacun porte en soi" comme l’écrit Henri Wallon, dans la pluralité secrète du "je est un autre" de Rimbaud où chacun se reconnaît plusieurs, en lui-même.
Escamoter, ou encore interdire même en pédagogie, le rapport aux autres dans l’acte d’apprendre est un véritable rapt d’identification possible et de positionnement personnel de sa pensée. Escamotage qui a les effets pervers de laisser dans l’insu la transposition qui est faite entre savoirs scolaires et savoirs du patrimoine culturel.
Bien sûr que l’hétérogénéité fait obstacle à un enseignement expositif, démonstratif, aussi explicite soit-il , puisqu’en son principe il est centré sur une seule logique linéaire. La plus lourde conséquence est l’intériorisation en chacun de la dépendance dans laquelle il est mis, de ne pouvoir détenir la vérité que d’un autrui légitimé dans sa fonction prescrite, au détriment de l’exercice de sa propre pensée avec, pour conséquence, l’ incorporation en chacun de ce qui devient sa propre servitude volontaire.
Ni moi-je, ni je-nous
Le lourd tribut payé par l’individualisation exacerbée qui sévit aujourd’hui n’est pas moins que l’évacuation de la personne comme sujet. Et donc bien sûr en pédagogie, notamment dans une sous estimation de ce qu’est apprendre quand la fonction d’élève est réduite à la notion de "métier d’élève" où, sous le prétexte d’une posture nécessairement en effet différente de l’enfant, du jeune dans la vie scolaire par rapport à la sphère "privée" de son environnement, est nié le fait de l’incontournable implication de sa personne comme sujet dans l’acte d’apprendre, tout comme il en est pour l’adulte en formation. Le désir de savoir, l’importance des relations inter-personnelles trouvent racine et force au plus intime de chacun quand bien même les situations vécues nécessitent tel ou tel positionnement qui en pose le cadre obligé d’implication.
La dénonciation de "l’ère de l’individualité" nommée ainsi par Elizabeth Roudinesco est sans détour : "Se donnant à lui-même l’illusion d’une liberté sans contrainte, d’une indépendance sans désir et d’une historicité sans histoire, l’homme d’aujourd’hui est devenu le contraire d’un sujet."
Et cela, y compris paradoxalement dans l’exacerbation d’un "moi-je" qui, centré sur soi d’abord, plonge dans l’affirmation d’une toute puissance où l’autre n’existe que pour alimenter son propre ego. Dépendance seulement narcissique - et du coup souvent séductrice - aux autres. Un moi-je dans le déni de son histoire ("du passé faisons table rase"), de ses déterminations inconscientes, un moi-je dans l’illusion d’un auto-engendrement exclusif où le devenir ne devient qu’expansion d’une ligne de soi déjà tracée.
Mais le je-nous n’est pas moins enfermant . Asservi à toute forme de pensée unique, de comportements normalisés à l’identique, il exclut toute expression d’un "je" qui serait en écart de la pensée du "nous". Un nous qui devient asservissement, évacuation de toute réflexion critique accusée de rompre le compact d’une pensée hors des frontières tacitement fixées.
C’est contre de tels risques toujours récurrents d’enfermement et d’intolérance, d’imposition et d’exclusion, qu’il y a toujours à s’émanciper. Et pour ce qui concerne les temps de l’apprendre et de se former, si décisifs pour profiler l’avenir de chacun et de tous, alors la responsabilité et la vigilance sont grandes de chercher à restituer, sur leurs chemins propres, dans une dynamique réciproque, les parts respectives du je et du nous. C’est en ce sens, si démarche d’auto-socio-construction il y a, qu’elle a pour tâche toujours à renouveler d’être interrogée, affinée, travaillée.
Il en est du sujet comme du nous. Ils ne sont point des données toutes faites ni immuables. L’un et l’autre se construisent - comme ils peuvent se détruire ou se fourvoyer - tout au long des situations de vie qui les impliquent. Se construire à la fois dans et par l’unicité de chacun mais en même temps, sans les confondre, dans et par un "ensemble" restitué dans une dimension de solidarité. Voilà qui est toujours à mettre et remettre en chantier, à travailler, retravailler.
Odette Bassis