Questionnement multiple sur un sujet réactif, à en juger par l’adresse vigoureuse faite à J.-C. Pellat au cours de son intervention à la table ronde n°3.
Quelle(s) grammaire(s) ? Comment l’enseigner ? Faut-il d’ailleurs l’enseigner ? Ou envisager un « enseignement grammaticalisé » de la langue ?
Existe-t-il une progression possible selon les niveaux ? Comment articuler les grammaires de phrase/de texte/de discours ? Cette tripartition est-elle d’ailleurs valide ?
Comment tenir compte de la pratique des élèves, traiter/exploiter leurs « erreurs » ? Faut-il évaluer à part la compétence langagière lors de l’EAF pour en (re)motiver le souci chez les lycéens ? Doit-on repenser ce qui se fait en Primaire ?
Comment articuler l’enseignement de la grammaire française et celui des langues anciennes (voir « le latin thérapeutique » présenté par Mireille Kô) ; avec celui des langues vivantes (quels sont les pré-requis grammaticaux nécessaires ?
Inversement, comment utiliser les LV dans une pédagogie du détour pour améliorer la compétence en français ?) Que peut apporter l’expérience du Français Langue Étrangère (FLE) - autre détour par une langue différente ! - pour la pédagogie de la grammaire, ainsi d’ailleurs que du lexique ?
Peut-on se mettre d’accord entre professeurs de langue(s) sur une terminologie grammaticale ?
Débat touffu mais intéressant, co-animé par Thérèse Jamet-Madec (groupe Langues vivantes) et Ph. Le Quéré (groupe Lettres), qui a pris la forme d’un dialogue attendu avec les intervenants de la TR 2, Josiane Boutet et J.-C. Pellat.
Public nombreux et divers : des représentants du primaire, du GFEN (pédagogie Freinet), de retraités dont un ancien Inspecteur Général, des partisans de la pédagogie de projet et des tenants de l’apprentissage par cœur des notions de base (conjugaison par exemple) !
Pour plus de clarté, on peut reclasser les débats autour de trois thèmes majeurs :
1. Essais de définition de la « grammaire »
– Historiquement, on la définit plutôt par sa fonction : au XIXe siècle, elle sert à justifier l’orthographe grammaticale, en liaison avec l’enseignement systématique des Langues anciennes dispensé à la population scolarisée.
– De nos jours, elle devient en pratique un code commun de référence pour aider les élèves à progresser dans leur maîtrise de la langue écrite, par exemple lors des corrections de copies - ce qui justifie la nécessité d’une terminologie commune.
– Elle ne prétend pas au statut de science exacte, mais peut se définir comme un effort progressif de conceptualisation, accordé à l’âge de l’enfant. Mais il est difficile de connaître ce qui est précisément conceptualisé à tel ou tel âge. Selon le mot de J. Boutet, il s’agit là d’un « continent noir ».
A partir de là, le débat se focalise essentiellement sur la place et le rôle de la grammaire de phrase en Primaire et au Collège. En est-on décidément réduit au lycée à se contenter du programme officiel, qui enjoint de combler les éventuelles lacunes morpho-syntaxiques des élèves ? C’est dire alors l’enjeu de ce qui se passe en amont...
2. De la progressivité de l’enseignement de la grammaire
a) Elle apparaît d’abord tributaire de l’évolution de l’enfant, de ce que la recherche en psycho-pédagogie a pu comprendre de leurs possibilités cognitives. On semble s’accorder sur une mise en place naturelle du langage entre 1 à 6 ans, suivie de 7 à 11 ans par un travail progressif d’analyse réflexive de la langue où l’école joue un rôle essentiel.
b) Elle est donc aussi tributaire des programmes et des pratiques enseignantes. Or,
– Les programmes sont plombés par un cafouillage institutionnel. Ainsi, celui du Primaire cycle 3 a été élaboré après celui du collège ! D’où des rapiéçages qui n’évitent pas les incohérences.
Exemple : comment exploiter la valeur aspectuelle de l’imparfait quand 55% des élèves reconnaissent mal la forme au sortir de l’École élémentaire ?
Autre exemple avec le passé-simple, un temps écarté des connaissances morphologiques avant l’entrée au collège, alors que les enfants travaillent des récits au passé...
– Les pratiques enseignantes elles-mêmes sont souvent contrariées par les directives officielles : ainsi en Langues Vivantes, ou des collègues témoignent qu’ils ont donné des leçons spécifiques de Grammaire en cachette de l’Inspection !
Un ancien IG confirme que, sur ce point, il faut savoir prendre « un peu de recul », que « l’enseignement frontal » est parfois nécessaire et qu’il faut savoir « instiller davantage de grammaire phrastique », excessivement négligée.
J.-C. Pellat conseille d’ailleurs de faire alterner les activités d’expression (objet des séquences décloisonnées) et de structuration.
c) De la salle, deux exemples d’une progression pragmatique sont donnés pour le cycle 3 du Primaire :
– Le principe est de faire écrire quotidiennement pendant 45’ les enfants de CE2, activité prolongée en CM1 puis en CM2, tout en conduisant une activité réflexive sur la langue.
La technique du texte fendu se prête bien à cet objectif : on présente à la classe un texte préalablement fendu en deux colonnes, dont on a effacé le deuxième pan. Les élèves sont invités à reconstituer la colonne manquante, ce qui leur fait prendre conscience, par la pratique, des contraintes textuelles, sémantiques, syntaxiques, temporelles, etc... de tout écrit.
Cet exercice, proche des jeux oulipiens, permet d’assurer, par imprégnation progressive, la compréhension des faits de langue. Au bout du compte, on a « fait confiance à l’enfant » et on a couvert le programme, malgré les inquiétudes d’un certain nombre de parents... et de collègues !
– Une représentante du GFEN fait état d’une approche empirique analogue. Exploitant la ponctuation naturelle aberrante d’un texte d’élève, elle a mené avec la classe un travail de réfection qui l’a conduite à mettre en place les règles syntaxiques qui gouvernent l’emploi logique de la ponctuation.
Josiane Boutet souligne que cela va dans l’esprit du nouveau programme du Primaire cycle 3 auquel elle a participé : il s’agit en effet de « desserrer l’étau de la métalangue », de ne nommer les faits de langue qu’après les avoir compris.
Mais elle précise que restent au programme la connaissance des catégories grammaticales fondamentales (nom, verbe, adjectif, déterminants...).
Elle ajoute qu’elle est personnellement convaincue qu’on doit créer des automatismes (cas de l’orthographe), mais aussi que l’enfant, spontanément, ne cesse d’analyser inconsciemment les messages (c’est « l’activité épilinguistique » théorisée par Culioli) et devient capable de les reproduire. En classe, progressivement, il fera consciemment le chemin vers la grammaire.
3. Des conditions de possibilité... non assurées !
a) L’oral est supposé suffisamment maîtrisé au moment du passage à l’écrit...
– Or, on constate une grande inégalité de fait entre les élèves, et même au niveau terminal des épreuves de BTS les examinateurs déplorent souvent une expression orale « très pauvre » des candidats.
– Le passage de l’oral « naturel » à l’écrit (et plus tard à l’écrit « oralisé » utilisé dans certaines situations de communication comme les comptes rendus, les exposés, etc.) est loin d’être évident. J.-P. Terrail a parlé d’un relatif échec de l’école primaire à ce niveau...
b) La formation initiale et continue des enseignants est mise en cause :
– Quelle grammaire enseigne-t-on dans les IUFM ? Avec quel profit ? Est-il admissible que l’orthographe y soit à ce point discréditée ?
– La compétence linguistique de tous les enseignants est-elle satisfaisante ? On a cité le cas de disciplines scientifiques souvent assurées par des collègues francophones moins formés à l’écrit, de la diffusion dès le Primaire et tout au long de la scolarité de polycopiés fautifs : comment se montrer exigeant avec les élèves quand l’autorité (au sens d’auctorialité) est défaillante ?
Il faut avoir le courage de pointer clairement ces anomalies, car elles nous regardent et nous pouvons donc y remédier, ou exiger les moyens de la remédiation.
– Or, dans ce contexte, on doit s’inquiéter du fait que les modules de Formation Continue consacrés à la mise à niveau linguistique soient quasiment désertés. Seule une politique d’ensemble semble capable de (re)motiver les enseignants...
Un objet scolaire paradoxal
En somme, la grammaire apparaît ainsi comme un objet scolaire paradoxal :
– Chacun s’est accordé sur son importance, en déplorant particulièrement les lacunes accumulées en grammaire de phrase, point qui semble être un des leitmotive de ce Colloque.
En fin d’atelier, l’accent a été mis sur l’importance de la syntaxe pour la construction de la pensée : c’est parce qu’elle hiérarchise qu’elle permet de construire des valeurs.
En ce sens, la subordination s’oppose à la juxtaposition (dont ce serait une faute démagogique de se contenter), comme le débat argumenté s’oppose à la coexistence faussement consensuelle...
– Mais sa prise en charge par l’École est rendue difficile par de nombreux facteurs : la grande diversité des approches (qui en soi est une richesse mais pose un problème de cohérence) ; un manque de clarté institutionnelle (conception et cohérence des programmes) ; les difficultés liées aux conditions réelles d’enseignement : horaires de français amputés en Primaire, lourdeur des programmes de lycée, généralisation abusive du travail « décloisonné en séquences » qui conduit à des pratiques clandestines, et dont certains se demandent si elle ne répond pas à des objectifs plus économiques que pédagogiques...
Il s’agit donc d’un domaine-carrefour, littéralement crucial, pour lequel le politique doit intervenir pour recadrer le contenu et assouplir la pratique. Cette dimension politique était d’ailleurs présente dès les travaux de Port-Royal, comme l’a montré l’atelier parallèle sur le Français Langue Étrangère.
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